A la demande de Mme Saran, je vous met une page de lecture tirée d'un livre de Colette
LE CHAT
Il n'y a pas de chats ordinaires. Il y a des chats malheureux, des chats obligés à la dissimulation, des chats méconnus, des chats qu'.une'inguérissable erreur humaine distribue à des mains indignes, des chats qui attendent, leur vie durant, une récom­pense qui ne viendra jamais : la compréhension et la pitié. Mais tant de misère et de malchance ne suf­fisent pas à former un chat ordinaire.
La castration même ne ravale pas le caractère du félin domestique. Kiki-la-Doucette, parfaitement neutralisé dès son jeune âge, n'avait subi qu'une diminution physique. Une gaieté intacte illuminait ses yeux verts de magnifique bâtard, rayé à poils très longs, avec un peu de blanc au long du ventre. Il chassait et combattait ; les matous campagnards apprirent vite à craindre la stratégie qu'il inventa ; bloquant un chat au bas d'un étage de cave, Kiki-la-Doucette prenait son élan et s'abattait sur son ennemi en planant comme un polatouche.
Chaque chat rencontré m'a fourni l'exemple d'une vertu personnelle, et donné à croire que j'avais à peindre chaque fois le chat qui ne fût né, qui n'eût vécu que pour moi.
A tant de lignes survivront peu de pages. Il méri­tait mieux, l'animal à qui le créateur fit le plus grand œil, le plus doux pelage, la narine suprême­ment délicate, l'oreille mobile, la patte sans rivale et la griffe courbe empruntée au rosier ; l'animal le plus traqué, le moins heureux et, comme dit Pierre Loti, la bête la mieux organisée pour souffrir.
Je n'ai guère cessé de chanter le chat. Mon los sans doute ne prendra fin qu'avec moi-même. Une grande vague, qui n'est point affaire de pusillanime tendresse, me mène, me ramène à lui ; c'est que souvent le chat, de par sa prédilection et sa fidélité, m'a semblé encore plus soucieux de moi que je n'étais occupée de lui.